Lorsque j’étais enfant, le week-end précédant le 1er mai, mon père et moi allions dans la Drôme cueillir du muguet. Mais pas quelques brins, non non… C’était une véritable expédition. Il y avait cette gigantesque forêt (regard d’enfant). Je ne saurais dire où exactement et serais probablement incapable d’y retourner. Tant mieux, le souvenir restera intact. Nous partions au petit matin, cet instant particulier où, la lumière piquant un peu les yeux, la nuit baigne encore nos gestes. Où la végétation qui s’éveille se fait chorégraphe de senteurs irréelles.
Mon père portait le pique-nique dans un vieux sac à dos. Nous – un cousin, un oncle… je ne sais plus - portions des sacs de jutes vides bricolés de bretelles improvisées. C’est assez curieux : seuls les hommes nous accompagnaient. Je ne saurais dire pourquoi. Et pourquoi moi j’étais de la partie. Un privilège ? Un piège ? Je ne me suis jamais pensée Petit Poucet. Les bois ne m’ont jamais effrayée, bien au contraire. Jamais autant en sécurité que lorsque j’étais perdue. Semble-t-il.
Nous nous enfoncions parmi les chênes et les pins. Après une heure de marche, je me sentais tout à fait hors de danger, hors de portée de la civilisation, comme si je n’allais jamais y revenir. C’était l’odeur que je percevais tout d’abord. Cette senteur tellement gravée dans ma mémoire que je m’en tiens désormais à l’écart pour ne pas en altérer le souvenir. C’est peut-être pour cela qu’ils m’emmenaient, non ? J’étais celle qui annonçait, pleine de ma fierté de mini-dryade, que le muguet était au rendez-vous. S’ouvraient alors devant nos pas de gigantesques (regard d’enfant, encore) tapis de clochettes opalines.
J’ignore pourquoi, mais nous ne commencions jamais la cueillette tout de suite. Nous marchions encore un peu. Puis mon père s’arrêtait, sortait de son sac de vieilles gourdes de métal cabossé que nous nous partagions en silence. Les hommes discutaient un peu, plaisantaient. Je percevais leur voix comme tamisées. De toute façon, je n’écoutais pas. Mon père récupérait les gourdes, qu’il remettait dans son sac, qu’il remettait sur son dos. Alors commençait le temps de la récolte. Une fois remplis, les sacs de jute étaient laissés sur place et nous moissonnions un autre secteur.
En milieu de journée, nous atteignions le vieux lit en fer rouillé et quelques ustensiles éparpillés, patinés par le temps : bassines, écuelles, coffre… Chaque année, mon père me répétait que c’était là que Napoléon Bonaparte avait dormi lors de sa montée vers Paris. Je l’écoutais avec le plus grand intérêt. Aujourd’hui, je me dis que c’est très improbable, mais cela ne m’empêche pas d’y croire encore dur comme fer – pas de rouille sur celui-ci. Et je n’irai surtout pas vérifier.
C’était là que nous mangions. Une petite source nous permettait de remplir les gourdes pour le retour. C’est là-bas que m’est venu le goût de l’eau sauvage. C’était un lieu étrange où l’air s’épaississait, comme chargé de respirations imaginaires. Le muguet n’y poussait pas. C’est probablement en ce lieu que j'aurais dû apprendre que je ne serais jamais seule. Mais je n’y parvins pas. Cette connaissance m’est venue bien plus tard, hélas. Enfin, le principal est qu'elle soit là aujourd’hui. Je me demande si mon père éprouvait les mêmes sentiments. Est-ce pour cela qu’il était fidèle à ce rendez-vous ? Est-ce pour cela qu’il m’emmenait ? Afin que je comprenne que mon monde intérieur ne me ferait jamais faux bond si je savais l’entendre ? Ces questions resteront sans réponse. Je n’en veux d’ailleurs pas.
Repus, désaltérés, reposés, nous prenions le chemin du retour. En redescendant, nous récupérions au passage les sacs laissés en attente. Chaque homme en portait deux. J’avais le mien, plus petit, à ma taille. Nous marchions en silence. Et le goût de ce silence… J’aurais voulu ne jamais rejoindre la petite route goudronnée et la vieille DS. Pourtant, mes jambes étaient soulagées d’y arriver. Le corps est toujours plus étroit que l’esprit. Ce corps qui nous relie au monde. Qui nous contraint au monde. Mais sans lequel il n’y aurait pas de monde.
L’automobile se remplissait de sacs de muguet. Restaient la place du chauffeur et la banquette arrière, qui m’était toujours réservée. Ma cabane Citroën. Celle où les cris des parents me parvenaient à peine lorsque nous voyagions ensemble. Là, ma mère était remplacée par deux sacs de fleurs odorantes. Mon père était calme et souriant. Je pouvais laisser les fenêtres de la cabane ouvertes.
Tout le monde regagnait la maison de mes grands-parents. Je ne saurais dire ce qu’ils y faisaient ensuite. J’étais probablement trop fatiguée. Ou encore absente. Encore dans les bois. Je sais simplement que mon père et moi reprenions la route en fin d’après-midi et que je ne tardais jamais à m’endormir.
Notre muguet était destiné à la section communiste de mon village. Le 1er mai, les gamins du village vendaient les tendres clochettes. C’était une grande fête, à l’époque. Et la vente des brins nous donnait droit à un sachet de bonbons multicolores. Mais j’étais la seule à connaître leur vrai secret. À mesurer la solennité de l’échange, lorsqu’une main inconnue en adoptait un pour quelques jours, le temps de la fenaison. Tous ses brins de forêt-souvenir éparpillés. Tissant la communauté des hommes.
Mon père portait le pique-nique dans un vieux sac à dos. Nous – un cousin, un oncle… je ne sais plus - portions des sacs de jutes vides bricolés de bretelles improvisées. C’est assez curieux : seuls les hommes nous accompagnaient. Je ne saurais dire pourquoi. Et pourquoi moi j’étais de la partie. Un privilège ? Un piège ? Je ne me suis jamais pensée Petit Poucet. Les bois ne m’ont jamais effrayée, bien au contraire. Jamais autant en sécurité que lorsque j’étais perdue. Semble-t-il.
Nous nous enfoncions parmi les chênes et les pins. Après une heure de marche, je me sentais tout à fait hors de danger, hors de portée de la civilisation, comme si je n’allais jamais y revenir. C’était l’odeur que je percevais tout d’abord. Cette senteur tellement gravée dans ma mémoire que je m’en tiens désormais à l’écart pour ne pas en altérer le souvenir. C’est peut-être pour cela qu’ils m’emmenaient, non ? J’étais celle qui annonçait, pleine de ma fierté de mini-dryade, que le muguet était au rendez-vous. S’ouvraient alors devant nos pas de gigantesques (regard d’enfant, encore) tapis de clochettes opalines.
J’ignore pourquoi, mais nous ne commencions jamais la cueillette tout de suite. Nous marchions encore un peu. Puis mon père s’arrêtait, sortait de son sac de vieilles gourdes de métal cabossé que nous nous partagions en silence. Les hommes discutaient un peu, plaisantaient. Je percevais leur voix comme tamisées. De toute façon, je n’écoutais pas. Mon père récupérait les gourdes, qu’il remettait dans son sac, qu’il remettait sur son dos. Alors commençait le temps de la récolte. Une fois remplis, les sacs de jute étaient laissés sur place et nous moissonnions un autre secteur.
En milieu de journée, nous atteignions le vieux lit en fer rouillé et quelques ustensiles éparpillés, patinés par le temps : bassines, écuelles, coffre… Chaque année, mon père me répétait que c’était là que Napoléon Bonaparte avait dormi lors de sa montée vers Paris. Je l’écoutais avec le plus grand intérêt. Aujourd’hui, je me dis que c’est très improbable, mais cela ne m’empêche pas d’y croire encore dur comme fer – pas de rouille sur celui-ci. Et je n’irai surtout pas vérifier.
C’était là que nous mangions. Une petite source nous permettait de remplir les gourdes pour le retour. C’est là-bas que m’est venu le goût de l’eau sauvage. C’était un lieu étrange où l’air s’épaississait, comme chargé de respirations imaginaires. Le muguet n’y poussait pas. C’est probablement en ce lieu que j'aurais dû apprendre que je ne serais jamais seule. Mais je n’y parvins pas. Cette connaissance m’est venue bien plus tard, hélas. Enfin, le principal est qu'elle soit là aujourd’hui. Je me demande si mon père éprouvait les mêmes sentiments. Est-ce pour cela qu’il était fidèle à ce rendez-vous ? Est-ce pour cela qu’il m’emmenait ? Afin que je comprenne que mon monde intérieur ne me ferait jamais faux bond si je savais l’entendre ? Ces questions resteront sans réponse. Je n’en veux d’ailleurs pas.
Repus, désaltérés, reposés, nous prenions le chemin du retour. En redescendant, nous récupérions au passage les sacs laissés en attente. Chaque homme en portait deux. J’avais le mien, plus petit, à ma taille. Nous marchions en silence. Et le goût de ce silence… J’aurais voulu ne jamais rejoindre la petite route goudronnée et la vieille DS. Pourtant, mes jambes étaient soulagées d’y arriver. Le corps est toujours plus étroit que l’esprit. Ce corps qui nous relie au monde. Qui nous contraint au monde. Mais sans lequel il n’y aurait pas de monde.
L’automobile se remplissait de sacs de muguet. Restaient la place du chauffeur et la banquette arrière, qui m’était toujours réservée. Ma cabane Citroën. Celle où les cris des parents me parvenaient à peine lorsque nous voyagions ensemble. Là, ma mère était remplacée par deux sacs de fleurs odorantes. Mon père était calme et souriant. Je pouvais laisser les fenêtres de la cabane ouvertes.
Tout le monde regagnait la maison de mes grands-parents. Je ne saurais dire ce qu’ils y faisaient ensuite. J’étais probablement trop fatiguée. Ou encore absente. Encore dans les bois. Je sais simplement que mon père et moi reprenions la route en fin d’après-midi et que je ne tardais jamais à m’endormir.
Notre muguet était destiné à la section communiste de mon village. Le 1er mai, les gamins du village vendaient les tendres clochettes. C’était une grande fête, à l’époque. Et la vente des brins nous donnait droit à un sachet de bonbons multicolores. Mais j’étais la seule à connaître leur vrai secret. À mesurer la solennité de l’échange, lorsqu’une main inconnue en adoptait un pour quelques jours, le temps de la fenaison. Tous ses brins de forêt-souvenir éparpillés. Tissant la communauté des hommes.
« Je partage l’esprit de la terre et des eaux
avec le chasseur et le pêcheur
avec le chasseur
je partage le lièvre, le canard, le caribou
avec le pêcheur
je partage la morue, le phoque, la baleine
mais la nuit et les brumes
le ciel bleu, le silence de l’aube
toute la beauté des éléments
sont à moi seul. »
Kenneth White, Limites et marges.
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Magnifique texte sur une marche initiatique... plus jolie encore la chute sur la fête du parti communiste du village. Une époque qui semble très lointaine, presque effacée... et ce goût de la forêt que je partage, comme lieu de secret et de profondeur. Pour moi, c'était les jonquilles à Pâques dans le Morvan... et donc merci pour cet "hapax"!
RépondreSupprimerBettina
Merci Bettina. Et merci pour ce nouveau mot que j'apprends grâce à toi : l'hapax existentiel me plaît !
RépondreSupprimerbonjour, très beau texte, et qui n'est pas seulement de circonstance. D'après des confidences de cheminot, ce jour de muguet était aussi propoice aux déclarations amoureuses dans les villages. On répondait aussi aux brins offerts par du lait sucré ou d'un parfum approchant. bonne journée, Luca !
RépondreSupprimerAh ??? Mais je n'ai eu ni déclaration amoureuse, ni lait sucré ni parfum... snif... :(
RépondreSupprimerSaisissant à quel point tu peux me manquer, très chère Lucaerne (-e). Toi et une certaine Farouche.
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