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Gao Xingjian : L'angoisse. |
Deux silhouettes avancent doucement sur la crête.
La femme devant, l’homme derrière.
Une ligne ténue les relie, presque invisible dans le soleil couchant.
Fil qui les tient, elle et lui.
De son cou, à elle, à sa main, à lui.
Elle ne le voit pas.
Elle sent son regard
et la tension du fil qui, pourtant, pend mollement.
Elle sait qu’à tout moment il peut tirer brutalement,
l’agenouiller,
la suffoquer.
Il sait qu’elle sait
et le savoir rend le faire inutile.
La crête est difficile.
Ses pieds nus hésitent sur le chemin de pierre.
Même pas un chemin, d’ailleurs.
Elle tâtonne, essaie, sursaute, serre les lèvres.
Il attend. Silencieux.
Elle trébuche, bascule, se reprend. Repart.
Ils marchent.
Il aimerait qu’elle voit ce qu’il voit : la pente vertigineuse de
chaque côté de la crête, les dernières larmes du soleil rouge, le
frémissement des arbres sur leur passage, la vallée endormie, là, tout
en bas.
Elle n’y est pas.
Elle est en dedans.
En dedans d’elle, de lui.
En dedans d’eux.
En dedans du fil qui n’est pas tendu.
Qu’elle tend, elle,
inlassablement
plus
encore plus
fort.
La nuit est enfin tombée.
Il s’est approché.
Elle sent son souffle sur sa nuque.
Ça brûle.
Alors il la pousse dans le vide.
Elle n’est pas surprise, ou très peu.
Elle décide de se laisser glisser. C’était décidé bien avant.
Elle roule, butte, dévale, se cogne aux rochers, s’écorche aux buissons.
C’est long, c’est court, ça ne s’inscrit dans aucun temps connu.
Ça tombe.
Puisqu’il y a une fin à tout.
Fin de la chute.
Il l’attend, là, en bas, arrivé bien avant elle.
Elle s’assoit.
Se rassemble.
Fait le tour de la bête : hématomes, épines, écorchures…
Elle crache la terre qui a pénétré sa bouche. Quelques feuilles.
Elle lèche le sang.
Un étrange sourire aux lèvres.
Il l’observe calmement.
Un étrange sourire aux lèvres.
Après ?
Ils ne se reverront pas.
Ils ne se sont jamais revus.
Seules restent les deux silhouettes
qui avancent sur la crête.
Éternelles.
♪ Jean-Sébastien Bach : Chaconne de la Partita N°2 BWV 1004,
interprétée par Hilary Hahn.
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