Bientôt sera tracée une ligne blanche sur les trottoirs. Rappelant le temps de la ségrégation raciale en d’autres lieux. Côté magasins, les nantis. Côté rue les gueux. Et la classe moyenne ? Elle sera au boulot, ou chez elle, ou en un point incertain entre boulot et domicile. Que faire d’autre ? Bientôt, regarder les vitrines sera payant. "Hep vous là ! Vous regardiez le pull dans mon magasin à l’instant. Ne niez pas, je vous ai vu. C’est dix euros ! La caisse est à l’entrée à droite. Merci de ne pas avancer plus loin, ce n’est pas pour vous." Alors, les moyens évitent les rues, car ils n’ont pas les moyens. De toute façon, quel intérêt ?
Pourtant, on annonce les soldes et on leur fait croire qu’elles sont pour eux. Mais il n’y a bien que les nantis pour imaginer qu’on fait des économies en achetant pendant les soldes. Alors, les moyens seront confinés à domicile. Il leur restera la télévision et internet pour s’inventer un autre monde. Mais ils n’inventent jamais rien qui n’existe déjà.
Il fallait voir la tête de mon fiston quand il m’a invitée avec fierté dans sa splendide demeure, construite à SimCity. Mon fils. Eduqué avec tout mon amour !
- Quoi maman, elle te plaît pas ma maison, avec la piscine à vagues, la baignoire à bulles, l’entrée en or massif, le triple-réfrigérateur américain, le salon en cuir rare de Russie, le home-cinéma et la discothèque privée avec piste de danse multi-couleurs ?
- …
- …
- Serais-tu vraiment heureux dans une maison pareille ? Faut-il tout cela pour être heureux ? Et est-ce que tout cela garantit le bonheur ?
- Ben… elle est cool non ? Tu voudrais quoi, toi, comme maison ?
La réponse vient toute seule. Une maison faite de murs de livres et de disques, avec une cheminée, une grande table en vieux bois et de vieux fauteuils moelleux. Ou. Une roulotte colorée arpentant le monde à pas de cheval.
Il me regarde d’un air circonspect…
- Pas d’internet ?
- Peut-être qu’internet n’existerait pas dans ce monde. Et ce que l’on ne connaît pas ne nous manque pas. Nous aurions le monde à découvrir. Quel besoin d’écran factice ? Les huitres ont un goût incomparable quand elles sont dégustées au bord de l’océan, à la hussarde. Et le goulash en Bulgarie. Et l’aïrak sous la gher mongole…
Si je tenais celui qui a créé ce monde où vivent mes enfants. Aïe… Quand on commence à se poser ce genre de questions, on devient vite suicidaire.
La vie paramétrée à la minute près. Quitter son lit, gober son café, sept minutes de marche, plonger dans le ventre de la terre en attrapant le gratuit qu’on nous tend – ne pas regarder qui -, prendre le métro de sept heures vingt-trois, correspondances, ressortir à l’air libre, encore dix sept minutes de marche, boulot, déjeuner, boulot, retour dans l’autre sens, récupérer les enfants, les faire goûter, aider aux devoirs - sinon ils finiront mal -, regarder le JT, allez au lit les mômes, brossage de dent, le téléfilm, au lit, bisous, bonne nuit, stop. Demain on recommence. Qui on ? Toi.
Et si tu ne te plies pas aux rites, ce sera l’exclusion : inutile, parasite, assisté… tous ses petits mots te seront chuchotés jusqu’au plus profond de tes nuits. Vivre mort ou mourir vivant ? C’est un choix. Enfin, il paraît.
Il nous faudrait saboter cette universalité versatile. Universalité qui n’a pas de sens. Sauf celui des ronds-points. Cette manie des ronds-points. Tourner en rond. Et attention ! Dans le "bon" sens. Le bon sens ! L’arbitraire érigé en dogme. Il faudrait les prendre au mot. L’arbitraire, c’est l’arbitraire. Non ?
Tiens. Le slalom à ski. Quelle juste leçon de vie. Tu as des portes, et il faut que tu descendes en les passant toutes dans le bon sens. Une à gauche, une à droite, une à gauche, une à droite, et comme ça jusqu’en bas. Si tu en rates une, tu as perdu. Définitivement. Éliminé. Sorti. Fini pour toi.
La vie ? Pareil. Si tu perds les portes de vue (myopie, brouillard, moment d’inattention…), tu es mort. Sortie de route. Mais si une sortie de route peut te basculer dans le vide, elle peut aussi se calculer. Dérapage contrôlé, arrêt à trois millimètres de la poubelle du voisin. Elle l’a échappé belle, la poubelle. Et hop, ça repart. Le voisin gueule, et même tout le voisinage, mais tu n’entends pas.
Tu es déjà loin. Tu prends tout le trottoir. À pas de cheval.
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