jeudi 11 février 2010

Des chats et des hommes 3

J'étais une enfant très solitaire. Et comme la plupart des enfants très solitaires, je rêvais d'avoir un ami. Mais pas n'importe lequel. On peut être solitaire et avoir malgré tout ses exigences. Je rêvais d'avoir un chat. Je crois que je le désirais tellement, qu'un jour mon vœu fut exaucé. Un joli chat gris et blanc élut domicile dans notre jardin.

C'est mon père qui s'en aperçut le premier. Homme au grand cœur, il s'empressa de lui servir repas. Mais le chat est un animal méfiant, il jauge longuement son interlocuteur. Celui-ci ne se laissa pas approcher. Mon père posa donc l'assiette sur la terrasse et s'éloigna. Le matou prit tout son temps, huma, vérifia les alentours, et au bout d'un bon quart d'heure avala le contenu de l'assiette. Mon géniteur en conclut qu'il aimait le jambon, mais décida malgré tout de s'approvisionner afin de varier les offrandes.

En fin d'après-midi, après m'avoir récupérée descendant du car scolaire, il m'annonça la nouvelle et nous allâmes faire nos emplettes à la supérette villageoise. Mon père ne lésina pas et acheta les mets les plus onéreux présentés en rayon. La gérante-caissière, qui nous connaissait bien, lui demanda si nous avions adopté un chat. Il lui répondit par la négative, paya et tourna les talons. Je regardai les yeux de la dame nous suivre avec un air bien perplexe. Se pouvait-il que ces victuailles me fussent destinées ? Certes mon père avait toujours été quelque peu original, mais tout de même...

Bien sûr, le soir, j'eus l'honneur de servir le dîner du poilu. L'assiette toujours déposée à bonne distance, je m'assis sur les quelques marches reliant la terrasse à la porte d'entrée et observai la cérémonie. À la première bouchée, en connaisseur, il leva la tête et cligna des yeux en ma direction. J'en conclus qu'il appréciait le soin que nous avions pris à choisir le menu.

Le ventre plein, il resta assis devant l'assiette vide et entreprit sa toilette. Je fus vivement impressionnée par l'application qu'il mit à ces soins. Puis il fit demi-tour en direction du ravin. Mon père était debout derrière moi et l'évidence s'imposa à nous : le chat était une chatte.

Cette évidence ne reçut jamais l'agrément de ma mère, pour qui la chatte resta "le chat". Ma mère détestait les animaux, les chats pas moins que les autres. Aurait-elle compris qu'il s'agissait d'une femelle, cela n'aurait rien changé. Elle n'avait de cesse de hurler chaque fois qu'elle nous voyait nourrir "le chat". Lorsqu'elle pensait que personne ne la voyait, elle pistait l'animal et lui lançait de longues litanies de "pchhh !" sensées l'effrayer. Ceci munie d'un menaçant balai - c'est d'ailleurs les seules fois où je la vis se servir de cet ustensile.

Un chat est méfiant, mais rarement peureux. Une chatte pas plus. La nôtre observait donc la dame avec circonspection puis faisait mine de s'éloigner placidement. Pour revenir quelques minutes après. Ma mère comprit vite qu'elle n'arriverait à rien avec la bête et opta pour une autre stratégie. Elle se mit à nous hurler dessus de toutes ses forces chaque fois que nous partions déposer le ravitaillement. Ce qui, à notre joie de donner asile à notre féline, ajouta le plaisir de faire crier la "patronne", comme l'appelait mon père afin de nourrir le feu.

Petit à petit, la fureur maternelle s'usa et se plia à l'évidence. Habitués depuis longtemps à ses vociférations, nous étions immunisés. La chatte, elle, voyait cela comme un comportement inconnu et n'essaya même pas de comprendre de quoi il s'agissait. Elle continua donc, matin, midi et soir, à venir s'attabler sur notre terrasse.

J'étais moi aussi un animal têtu. Et patient qui plus est. Je savais que le Petit Prince avait apprivoisé un renard en plein désert. Je ne voyais pas ce qui pourrait m'empêcher de faire de même avec une chatte dans notre jardin. Aussi décidai-je que, peu importe le temps que cela prendrait, je deviendrais l'amie de cette minette.

Matin et soir - le midi c'était mon père puisque je mangeais à la cantine -, je déposais le repas à une dizaine de mètres puis allais m'asseoir sur les marches. Quand elle avait fini et commençait sa toilette, je lui parlais, lui faisant des compliments sur sa beauté et son hygiène. Le soir je lui racontais ma journée. Fréquemment elle clignait posément ses yeux en ma direction et j'interprétais ce signe à ma guise.

Un jour, je posai l'assiette à neuf mètres. Cette "erreur" de distance ne sembla pas l'indisposer et le rituel se déroula comme à son habitude. Rassurée, j'entrepris peu à peu de réduire la distance entre l'assiette et les marches qui accueillaient mon séant. Huit mètres, sept, six, cinq. Cela pris des semaines et, à ce stade-là, je jugeai plus prudent de marquer une pause.

Après quelques nouvelles semaines, je recommençai l'approche par intervalles de cinquante centimètres. Un jour enfin, elle fut à portée de main. Cependant, je ne tentais rien. J'attendais. Ma patience fut récompensée le jour où, après sa toilette post-dinatoire, l'envie lui pris de venir se frotter à mes jambes. Je n'osais faire le moindre geste, j'en avais la respiration coupée et les larmes aux yeux.

Ce petit jeu dura plusieurs jours. Un beau soir, je m'enhardis et ma main caressa son front. Un ronron soudain me signifia qu'elle appréciait. Ainsi, nous étions amies, elle me donnait son accord. Il lui fallait donc un nom. La télévision diffusait un feuilleton que j'adorais : "La Pierre blanche", dans lequel une chatte portait le nom d'Agathe car elle avait les yeux jaunes. Ma nouvelle amie avait les yeux verts mais c'était le dernier de mes soucis. Je la baptisai donc Agathe. Le rituel continua encore plusieurs semaines. Peu à peu, elle s'habituait à moi jusqu'à m'offrir son ventre à grattouiller.

Le printemps arriva. Dès que ma mère était absente, la porte de l'entrée restait grande ouverte. Ma mère détestait les portes grandes ouvertes. Un soir donc, Agathe prit son repas, fit sa toilette, réclama ses caresses, puis grimpa soudain les escaliers et entra dans la maison. Je la regardai faire en me demandant si je ne rêvais pas. Elle fit une pause dans l'entrée, inspecta les lieux du regard puis, d'un pas décidé, se dirigea sans la moindre hésitation vers le fauteuil du salon. Sur lequel elle sauta et s'allongea paisiblement.

Au début, ma mère la chassait systématiquement dès qu'elle la trouvait là. Puis, comme la première fois, la féline l'eut à l'usure. Et ce fut une histoire entendue. Agathe avait élu domicile chez nous et ce fauteuil était son fauteuil.

.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire