mercredi 2 mars 2011

Citer ou ne pas citer, là est la question...


Écheveau inextricable
du circuit électrique
du cerveau (
mandala,
auteur inconnu)


J’aime les citations. Entre autre. Pour moi, penser, ce serait comme manier un métier à tisser. J’entremêle les fils de chaîne et les fils de trame et mes fils sont faits de matériaux hétérogènes glanés au fil de la vie, partout, toujours, sans aucune restriction ni censure. Les miens comme ceux des autres. Ceux des autres d’abord, de toute façon. Avant d’être femme, j’étais enfant, et avant bébé. J’ai donc appris à parler en citant les mots transmis par mes congénères.

Et rien n’est plus exaltant que de voir soudain apparaître sous mes pensées-doigts un motif chatoyant, lorsque que de cet enchevêtrement émerge un agencement sémantique, une cohérence. Lorsque plusieurs pensées ou textes – des autres ou de moi -, éparpillés au fil des jours et des lieux, viennent converger sur le seuil d’une porte jusqu’alors inconnue, que je vais pouvoir ouvrir, découvrant alors mille nouveaux chemins, pensées ou textes. En voilà un bonheur ! Je sens mes neurones s’agiter. Séismes encéphalo-telluriques. Il s’agit probablement de jouissance, non ? Je le crois : mes synapses soupirent puis s’abandonnent à l’extase, avant d’aller prendre une douche revigorante et de repartir à la découverte du monde.

C’est que pour ma part, je me place – délibérément, résolument – dans le grand maelström humain. Tout ce qui s’est dit ou écrit avant moi m’appartient. Capital tout aussi précieux que le capital génétique. Et tout ce que je dis ou écris appartient à l’espèce. L’air en est empli et ce souffle caresse mon visage, jour et nuit.

Vous ne saviez pas ? L’air n’est pas seulement constitué de molécules chimiques encasées dans des tableaux de classification périodique. Il est aussi empli du souffle des mots chuchotés, criés, envolés des pages des livres ouverts par des mains humaines – innocentes ou pas -, par les souvenirs des vivants et des morts, par les rêves des dormeurs et ceux des éveillés.

Je ne sens pas consciemment tout cela, bien sûr. En tout cas pas de manière permanente et automatique. De la même façon que je ne sens pas les mains du sel qui soutiennent mon corps lorsque je me laisse porter par l’océan. Heureusement d’ailleurs, car, il y aurait de quoi être effrayé. Sitôt ai-je pris conscience de ce pouvoir salin, sitôt je commence à couler. Un jour j’ai écrit (oui, parfois aussi, je m’auto-cite) : "Avez-vous remarqué que, dans les dessins animés de Tex Avery, le personnage tombe uniquement lorsqu'il prend conscience d'être dans le vide ?" Il y aurait donc de quoi être effrayé. Cependant, parfois – souvent - j’aime à goûter ce sel. Je lèche mes lèvres. Ou mes doigts. Souvent, même, je plonge la tête sous l’eau. Cela ne se fait pas sans un certain inconfort : ça pique les yeux, ça gratouille la peau. Et puis il y a la pollution humaine, inévitable. Pourtant j’y retourne. Et qu’on ne me parle pas de masque ni de scaphandre…

De toute façon, il est évident que si je retiens les propos de l’autre, c’est qu’ils me parlent, me touchent, me concernent. Consciemment ou inconsciemment. Ils disent donc autant de moi que de celle ou celui qui les a prononcés ou écrits.

Enfin… je bavarde, mais je n’ai toujours rien cité .Allez, je lève l’encre et j’appareille…


« Tu auras à nouveau tes livres, le seul endroit où l’expérience que l’on fait dans le monde trouve des mots d’accompagnement. (...) Les livres sont le toujours. Celui qui les écrit peut croire qu’il les laisse à ses contemporains, à la postérité, mais au moment où il écrit tout le passé est derrière son dos en train de lire. S’il n’y a pas cet ange du temps écoulé, s’il n’y a pas sa griffe dans le cou du poète, ses mots sont aussitôt de la cendre. Si on n’écrit pas pour être lu par ses ancêtres, rien ne reste imprimé sur le papier. (...) Le jour il parlait des livres.
‘- Ils connaissaient mes peines, mes besoins, mes mécontentements. En chacun d’eux il y avait une phrase, une lettre qui n’avait été écrite que pour moi. Ils ont été la vie seconde, qui apprend à corriger le passé, à lui donner une présence d’esprit qu’alors il n’eut pas, à lui donner une autre possibilité. Les livres sont des maîtres pour les souvenirs, ils les font marcher. Je les ai lus entièrement, je n’en ai laissé aucun à moitié, pour décevant ou présomptueux que fût un livre je l’ai suivi jusqu’à la dernière ligne. Parce que c’était beau pour moi de tourner la page lue et de porter mon regard en haut à gauche, là où l’histoire continuait. J’ai toujours tourné très vite la feuille pour reprendre à cette première ligne, en haut à gauche. (...) Tu ne les aimes pas comme moi, tu es exigeant, tu cherches en eux les pages qui restent gravées dans la mémoire, épinglées comme des papillons. Mais ne dis pas que les autres, les oubliées, ne sont pas à lire. Bien des choses sont balayées par le hasard, ce qui reste n’est justement que ceci, un reste qui ne prouve et ne remplace rien de ce qui a été perdu. Tu aimes les pages absolues, les nécessaires, à l’abri des goûts. Mais les livres c’est nous, des gens qui tombent malades, qui s’effilochent, jaunissent et qu’on oublie. Ils sont à l’image de notre vie. Aime aussi un peu les livres de ton époque, aime un peu tes années qui sont celles qui passent et non celles qui te restent.
- (...) Je n’y arrive pas. Ce qui m’irrite chez mes contemporains c’est ce que j’apprécie chez les anciens, la légèreté qui sert d’impulsion à la lecture. J’ai un cahier sur lequel je recopie les phrases qui m’ont fait réagir, qui m’ont poussé à me retourner et à forcer les choses connues par une brèche nouvelle. Les pages que je cherche ont cet effet : un paire de bonnes lunettes sur le nez d’un enfant qui jusque là ignorait qu’il était myope. Alors on distingue les yeux de son chien, la griffe du chat, le cou ténu du coq qui crie. Une phrase après l’autre le cahier se remplit et contient non pas les livres, mais le bonheur rencontré. Ainsi je deviens contemporain des pages aimées et non de mes années.
- Tu les crois, mais ce n’est pas ça. On peut rester dans le temps imparti et ton anthologie doit aider à l’habiter. J’ai connu des personnes qui voulaient être contemporaines du Messie. C’étaient des hommes de foi, laborieux, pas les bras croisés dans l’attente. Ils aimaient leur époque soutenus par cet espoir, guettant les signes d’un avènement, observant des règles difficiles avec la conviction de le hâter. Je peux dire que je les voyais en transit dans leur époque, leurs bagages tout prêts comme un exilé qui attendrait d’un moment à l’autre de rentrer. Aller dormir, s’asseoir à table, embrasser leurs enfants : leurs gestes étaient toujours bien autre chose que ce qu’ils semblaient être, car c’étaient des signes d’intelligence avec le monde à venir. J’ai éprouvé de l’admiration pour celui qui toute sa vie a attendu le Messie. Des hommes ayant une progéniture à élever ont cultivé dans leur cœur, par mystérieuse grandeur, le désir que le monde se fracasse une bonne fois dans le néant. En même temps que la demande de nourriture de tous les jours, ils ont chuchoté durant des siècles et des millénaires : “Fais que ton règne vienne”, fin du pain quotidien, avènement du four pour toute la grenaille de l’espèce humaine. Vouloir être contemporain de ce fracas, je le comprends, est la plus grande aspiration de celui qui a la foi. Un seul d’entre nous fut le premier, mais nous pourrons tous être les derniers. Puis on arrive à cette salle d’attente, attachés à un goutte-à-goutte dans les veines, et on se met au rang des avant-derniers. Pour cette raison je te dis d’aimer un peu plus ton époque, car elle pourrait être celle du Messie. Alors en sortant de chez toi le matin pour te rendre au chantier, tu te tourneras le dos au nord et tu verras poindre ce jour-là derrière les maisons, le profil des champs, derrière la clôture, à l’est, en haut à gauche.’ » (Erri de Luca, En haut à gauche)


« Mais si chaque livre est une petite lumière dans cette obscurité – et je le crois, tartignol ou pas, je me dois de le croire, puisque j’écris ces maudits bouquins, pas vrai ? – alors chaque bibliothèque est un vieux et grandiose feu de joie toujours en train de flamber autour duquel dix mille personnes viennent se réchauffer tous les jours et toutes les nuits. (…) C’est ici que nous tenons tête à l’oubli et balançons un coup de pied à l’ignorance dans ses vieux cojones fripés. » (Stephen King, Histoire de Lisey)


« Lire pour se cultiver, c'est l'horreur. Lire pour rassembler son âme dans la perspective d'un nouvel élan, c'est la merveille. » (Christian Bobin, L'Épuisement)

Et puis… il y a cet instant magnifique que Primo Levi nous raconte dans Si c’est un homme. La rencontre avec Jean, jeune juif alsacien à qui, au cœur du cauchemar concentrationnaire, il cite un passage de L’Enfer de Dante. Alors… « l'espace d'un instant, j'ai oublié qui je suis et où je suis ». Ou plutôt, il s’est soudain remémoré qui il est et non ce à quoi on l’a réduit. Cet instant où la poésie fait ressurgir l’Homme, irrépressible, indestructible.


Mais certes, ce n’est pas tout… juste une partie du tout…

« Tu le sais que je suis pas un roman ! Je tiendrai pas sur des pages ! Dans ton merdeux feuillage ! Forêt naine ! Né avec la première ligne et mort quand ça s’termine ! Trouve des arrangeries ! Ecris Le retour des pendus ! Écris L’Ascension miridieuse de Gustave Picq ! Mais me fracasse pas la cabriole comme un lureau de roman d’gare ! J’existe, Lurette. » (Émilie de Turckheim, Les Pendus)

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5 commentaires:

  1. Euh... "encore !" genre bis, ter... ou bien "encore !" genre tu radotes ma pauvre fille ???

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  2. non, encore du genre c'est bon je suis pas rassasier !

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  3. Nous sommes toujours un peu dans la citation de l'Autre, celui qui parle à travers nous, parfois à notre insu... des phrases apprises, vues, lues, reviennent et éclairent notre nuit.

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