dimanche 17 avril 2011

Ce qu'il a


Henry Moore : 
Hands
L’homme s’est emmuré définitivement dans les vapeurs d’alcool. Ils prétendent que c’est très mauvais pour ce qu’il a. Pour ce qu’il a… Mais c’est justement ce qu’il a qui est mauvais. Et rien n’est plus douloureux que ce souffle de vie qui s’obstine, qui s’obstine, insupportable de tant s’obstiner. Alors, perdre conscience, quel apaisement. Mourir sans mourir vraiment. Se perdre dans les brumes alcoolisées pour vivre encore un peu. Sans trop savoir pourquoi il faut vivre. Pour rassurer le docteur qui fait de son mieux ? Pour ne pas abandonner la femme à sa propre fureur ? Pour voir encore l’ombre de la fille à travers les paupières émeri ?

Peut-être tout simplement parce que l’homme ne croit plus en la mort. C’est qu’il est parti plusieurs fois déjà. Et toujours revenu sans jamais avoir son mot à dire.

La première fois, c’était pour gagner sa vie. Lui voulait suivre des études de médecine. Mais on ne voulait pas de cette bouche à nourrir. Alors il a tassé ses rêves dans une boîte étanche. Il a fait ce qu’on attendait de lui. Et il l’a bien fait.

Jusqu’à la deuxième mort, la guerre, où il a dû vomir son cœur, l’arracher de ses propres mains et le manger pour ravaler l’horreur. Parmi les hommes, parfois, il est plus sage de ne plus être un homme. Plus sage, ou en tout cas nécessaire à la survie. C’est alors qu’il a découvert l’ivresse. Drôle de mot d’ailleurs, ivresse. Alors que pour lui elle n’a rien d’enivrant. Mais tout d’anesthésiant.

Après la guerre est venue la troisième mort. Lente celle-ci, très lente. À petit feu. Prisonnier volontaire de la femme-araignée. Comme elle l’a bien tissée, sa toile. Comme elle les a bien piégés, l’homme et la fille. Il s’est vu - ou plutôt ne s’est plus vu - se dissoudre. S’amenuiser jour après jour. Oui, il s’est perdu de vue. Tout entier englouti dans les gorgées brûlantes. La fille, elle, a tout regardé. Sans comprendre. Régulièrement, il ouvrait sa boîte à rêves. Pour faire du tri et en jeter quelques uns. Les uns après les autres, ils y sont tous passés. Chaque amputation cautérisée par autant de tord-boyaux. Et à force de se tordre, les boyaux ont fini par céder, bien sûr.

Aujourd’hui, la femme ne le regarde plus. Mais elle rugit dès qu’il approche. Elle s’accroche aux derniers lambeaux de sa toute-puissance. Bouée de misère et de peur. Elle dit le blanc, elle dit le noir, mais tout, depuis le presque début, a désespérément la même couleur : marâtre.

Et la fille ? Elle connaît parfois de tristes étonnements. Elle regarde l’homme torturé par la vie qui résiste et elle prie en secret pour que la torture soit longue. Pas pour qu’il souffre, non, mais pour qu’il vive. Pour qu’il reste ici, en ce monde. Avec nous. Avec ce qu’il a.

.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire