dimanche 5 mars 2017

Vent d'hiver


L. : Jeune
chêne provençal.
Le vent d’hiver
caresse
les feuilles mortes du jeune chêne
qui tiennent tête à la gravité.

Il rêve d’imiter le chant des cigales.

En vain :
il n'est pas encore temps.





♪ Arvo Part : De profundis.

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mardi 10 mai 2016

Incendie


Pierre Alechinsky :
L'incendie du froid.
Maintenant que j’ai tout le temps froid
je me souviens de tout ce qui se tenait là
avant
tout cela existait
vraiment
je crois

Avant de partir
j’ai tout rangé dans les tiroirs de la vieille armoire
puis j’ai fermé les portes :
de l’armoire, de la chambre, de la maison
j’ai rejoint la lisière

Les jambes plantées dans ce sol inconnu
corps vacillant
j’ai contemplé une dernière fois la boule palpitante au creux de mes mains
j’ai fermé les yeux, respiré douloureusement
frissonné peut-être
vérifié l’équilibre une dernière fois

Alors
j’ai écarté les bras

La boule a chuté mollement
s’est muée en nappe bleue
a coulé
lentement
partout
s’est étalée
volonté visqueuse
implacable
peu à peu recouverte par une brume jaune
piquetée d’éclairs pourpres

La maison flambe
la ville est en feu
ma peau fond
avec mes souvenirs

Maintenant j’ai tout le temps froid

J’ai
tout brûlé.

♪ Lisa Germano : Red thread.

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vendredi 4 mars 2016

À ton étoile


Nicholas Alan Cope :
Still life.
Ils parlent du ciel
à voix basse
toujours
ils en parlent dès l’aube
au seuil de leur maison
à midi, encore, sur les roches brûlantes
le soir, enfin, sous la tonnelle
toujours à voix basse

Pour qu’elle n’entende pas

Elle
rêve d’un saut en parachute
sans parachute
qui dessinerait une fine ligne verticale sur le ciel
dont ils parlent
à voix basse

Ils la verraient sans la voir
la fine ligne verticale
quelque chose se figerait
un o sur les lèvres
un sourcil froncé
un souffle suspendu…

Instant fugace
aussitôt oublié

Ils s'accrochent à ça
parler du ciel
toujours

Surtout ne pas entendre
tomber
toutes ces lignes verticales
dessinées par elle
sur le ciel
dont ils parlent
sans cesse.


Yann Tiersen / Bertrand Cantat / The Married Monk : À ton étoile.

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dimanche 7 février 2016

Sur la crête


Gao Xingjian :
L'angoisse.
Deux silhouettes avancent doucement sur la crête.
La femme devant, l’homme derrière.
Une ligne ténue les relie, presque invisible dans le soleil couchant.
Fil qui les tient, elle et lui.
De son cou, à elle, à sa main, à lui.

Elle ne le voit pas.
Elle sent son regard
et la tension du fil qui, pourtant, pend mollement.
Elle sait qu’à tout moment il peut tirer brutalement,
l’agenouiller,
la suffoquer.
Il sait qu’elle sait
et le savoir rend le faire inutile.

La crête est difficile.
Ses pieds nus hésitent sur le chemin de pierre.
Même pas un chemin, d’ailleurs.
Elle tâtonne, essaie, sursaute, serre les lèvres.
Il attend. Silencieux.
Elle trébuche, bascule, se reprend. Repart.

Ils marchent.

Il aimerait qu’elle voit ce qu’il voit : la pente vertigineuse de chaque côté de la crête, les dernières larmes du soleil rouge, le frémissement des arbres sur leur passage, la vallée endormie, là, tout en bas.

Elle n’y est pas.
Elle est en dedans.
En dedans d’elle, de lui.
En dedans d’eux.
En dedans du fil qui n’est pas tendu.
Qu’elle tend, elle,
inlassablement
plus
encore plus
fort.

La nuit est enfin tombée.
Il s’est approché.
Elle sent son souffle sur sa nuque.
Ça brûle.

Alors il la pousse dans le vide.

Elle n’est pas surprise, ou très peu.
Elle décide de se laisser glisser. C’était décidé bien avant.
Elle roule, butte, dévale, se cogne aux rochers, s’écorche aux buissons.
C’est long, c’est court, ça ne s’inscrit dans aucun temps connu.
Ça tombe.

Puisqu’il y a une fin à tout.
Fin de la chute.

Il l’attend, là, en bas, arrivé bien avant elle.
Elle s’assoit.
Se rassemble.
Fait le tour de la bête : hématomes, épines, écorchures…
Elle crache la terre qui a pénétré sa bouche. Quelques feuilles.
Elle lèche le sang.
Un étrange sourire aux lèvres.
Il l’observe calmement.
Un étrange sourire aux lèvres.

Après ?
Ils ne se reverront pas.
Ils ne se sont jamais revus.
Seules restent les deux silhouettes
qui avancent sur la crête.
Éternelles.


♪ Jean-Sébastien Bach : Chaconne de la Partita N°2 BWV 1004,
interprétée par Hilary Hahn.


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samedi 24 octobre 2015

Napalm

Jessie Willcox Smith :
illustration pour
The Water Babies,
de Charles Kinksley.

En ville
marcher
marcher ?
aéroglisser plutôt
du napalm au creux du ventre
intuition têtue au bord du monde
même pas mal : ça décentre
à la dérive l’exosquelette bringuebale
pas désagréa...

J’ai stoppé net
lorsque le gamin est entré dans mon champ de vision
déguenillé
hirsute
– et comme ce mot va mal à un enfant –
main tendue il arpente les terrasses des cafés

Nuage de gène
haut
très haut
à hauteur d’homme assis ça futilise avec acharnement

Désemparée : plus une enfant, pas assez hirsute, plus de place en terrasse
maudit mioche
maudit homme assis
maudit ventre

Soudain j’en ai eu ma claque
du monde
j’ai mangé le gamin
il baigne dans le napalm.


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mardi 14 avril 2015

Des ailes poussent au fantôme


Olivier de Sagazan :
sculpture (nom inconnu)
Un peu fantôme
j’ai traversé des villes baignées de vie
ballets d’automobiles, de piétons
passants qui discutent, s’affairent
sourires, éclats de rire
archipels de bistrots, de marchés, de places du village
vieilles pierres lascives chauffées par le soleil
et qui réchaufferont, plus tard, le cœur des vivants

Soudain
j’ai désiré cette vie

La lumière n’étouffe plus, n’aveugle plus, n’anesthésie plus
elle danse, crépite
craquement de la roche et du bois
murmures d’ailes et de pattes
mouches, abeilles, papillons, chats, lézards…

Pourtant, aussitôt, je me rétracte
dans la bulle blanche
univers clos
réflexe pavlovien

Encore un peu fantôme
je me souviens des mains qui passent au travers
sans en avoir conscience
lame froide, glaciale, glaçante

Il faudrait retrouver le lieu où tout a commencé
ou plutôt a fini - je ne sais plus –
mais où chercher ?

Mon hésitation lève une fraîche brise
Qui se rue sur la ville, s’enroule autour des vivants
chuchote à leurs oreilles
ébouriffent leurs cheveux

Inquiets sans trop savoir pourquoi
les vivants pressent le pas
accrochent leur regard aux regards d’autres vivants
puis oublient
les fantômes ne laissent aucune trace

Mais voilà que l’idée est pensée
elle germe
s’installe

Chercher la porte, chercher la clé
projet
léger bruissement
ou plutôt : un tic-tac, tic-tac, tic-tac
le temps s'ébroue : avant, maintenant, après
frémissement
une douce démangeaison

Des ailes poussent au fantôme.

vendredi 21 mars 2014

Aube rouge


Francis Hungler :
Paysage rouge.
« À un moment de la nuit,
tout est calme sur la surface de la terre. »
(Abdelkébir Khatibi)



Les insomnies ont du bon.
Pensée consolatrice lorsque la nuit finit enfin
lorsque l’odeur de l’aube se fait enfin sentir
alors que naît l’étrange vertige
du manque de sommeil
de l’excès de vide
alors que je relis la récolte de la nuit :
quelques phrases notées d’un livre de poésie
qui a accompagné les heures solitaires.

Au petit matin
seule la couleur du ciel rassure
elle seule peut ranimer quelques certitudes vitales.

Jusqu’à ce jour
petit matin de fin d'hiver sans neige
où le soleil naissant avait enflammé le monde d’un rouge inouï
embrasé les hauteurs
transformé en brasier la vaste combe, en-dessous
la route, les arbres, les nappes de brume, la peau.

Ce jour-là plus rien ne fut sûr
plus rien à quoi se raccrocher
un peu, si peu, au moins.

Je n’ai plus jamais cru au ciel
ni au bleu
ni à la clarté matinale toujours renouvelée
lavée
rincée.

Je pense : ce doit être cela, la mélancolie
lorsque le monde entier se teinte d’une seule et unique couleur
étouffement monochrome.

Le pire doit être le puits sans fond du noir, j’imagine.
Je ne peux qu’imaginer.
Ou l’ironie cynique du gris.
Ou le calme effroi du blanc.

Mais ce rouge fascinant et écœurant à la fois
écœurant non en lui-même mais en ce qu’il n’y avait plus que lui
tout autour et pénétrant tout...
Ce rouge...

Les insomnies avaient du bon.
Avant cette aube rouge.

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samedi 27 avril 2013

Murs


Culpabilité.
(a
rt brut, auteur inconnu).

« Je suis entré dans la nuit sale,
et je m'y suis enfermé fièrement. »
Georges Bataille.


Grandie au pied de l'édifice maternel,
j'ai appris :
les murs n'ont pas d'oreilles ;
j'ai appris :
à me taire.

Réflexe des profondeurs :
les maxillaires se soudent,
pris dans la glu des origines,
laissent passer un mince filet d'air
- tellement ténu -
irriguant la vie
- à peine.

Je me rends à l'évidence :
personne n'écoute personne,
les murs n'ont pas d'oreilles.

J'ignore
s'il s'agit de la réalité du monde
ou de la réalité de mon monde.
Est-ce différent ?

Les murs n'ont jamais eu d'oreilles,
pas plus aujourd'hui qu'hier.
Mes maxillaires se soudent,
peu importe la colle.

Seule existe
la convergence
entre le vide des origines
et le néant actuel.

L'édifice maternel
n'était-il rien d'autre
que l'émissaire du monde ?

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dimanche 20 janvier 2013

La bête

Nadine Boscardin :
Amnésie
Combien de temps sous la douche brûlante ?
- je hais les douches brûlantes -
aucune idée
cumulus vide
vidé.

La peau n’a pas fondu.

Rien n’a changé.
Je sais bien :
derrière le moche rideau de douche
le monde est toujours là
tout pareil.

Recroquevillée
dans un coin
je pèse des tonnes.
Impossible pourtant de m’arrimer au sol.

Ça flotte trois mètres au-dessus.

La bête ne fond pas.


♪ John Surnam : Nestor's Saga (The Tale Of The Ancient).

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dimanche 20 mai 2012

Outrage

Thierry Virton :
Inkographie 20
C'est un tonnerre atone qui gronde sur la ville
recouvre le tumulte urbain
moteurs, klaxons, cris, rires...
Seule la bichromie des sirènes se soustrait au flou
comètes hurlantes
résidus cochléaires.

Je suis une âme errante
planète sauvage
en orbite obstinée autour du désastre.

Car oui, il y a désastre
annoncé
secrètement
dans l’alcôve de mes nuits et l'oubli de mes jours
désastre grondant dans mes veines
sous ma peau qui appelle l'outrage.

Et cette peau
griffée, mordue, fouettée, brûlée
témoigne que le naufrage n'a pas encore eu lieu
qu'il reste du temps
qu'il me reste tant.

Je fuis la précipitation
invente de curieuses cérémonies.
Mes rêves se sont mués en rituels féroces.

Le temps est venu de m'en remettre à des mains cruelles.


♪ Cocorosie : Fairy paradise.

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